Anne Meyer, Directrice Artistique de la pièce Dayono Wandabothe (Cie Maztek )
Je suis chorégraphe, interprète chorégraphique et interprète dramatique, principalement au sein de la Cie Maztek, et également différents artistes selon les collaborations.
J’ai débuté la danse à l’âge de 5 ans, en région parisienne. J’ai rencontré beaucoup de chorégraphes, de manières différentes d’envisager la danse et l’écriture chorégraphique. J’ai eu la possibilité de devenir interprète chorégraphique, notamment pour Christian Bourrigault.
J’ai co-fondé la Cie Maztek à Paris en 2008, et monté là-bas les premiers projets de performances, vidéodanses, et pièces destinées à tourner dans différents festivals, avant de venir m’installer en Guyane en 2012. J’ai pris le temps d’aller à la rencontre des gens, de l’histoire de cette terre, avant de débuter de nouveaux projets en 2014. Les collaborations se sont succédées, et mon travail a progressivement rayonné dans l’ensemble du territoire, et au-delà, dans la sphère des Antilles, en hexagone, et dans plusieurs pays. J’attache une grande importance aux projets participatifs, qui incluent des habitants, des jeunes, des femmes, des détenus, etc.
Beaucoup de mes projets invitent à s’engager dans un processus de création, à partir de ce qu’on est; j’aime que l’art puisse donner la parole différemment, autrement, et propose d’entreprendre avec des artistes aguerris une démarche de création tout aussi exigeante qu’avec des interprètes professionnels. J’aime que l’art aille à la rencontre, s’invite, s’insinue là où il n’est pas toujours attendu, que des formes hybrides surgissent, et nous décalent.
Le projet Dayono Wandabothe me trottait en tête depuis un certain temps. Il est devenu une évidence quand deux responsables d’associations qui défendent la culture traditionnelle Arawak dans les villages de Sainte Rose de Lima et de Cécilia, se sont levés le 2 décembre 2020 en mairie de Matoury pour dire : « notre culture meurt, et s’éteint. Nous ne savons plus parler notre propre langue. Aidez-nous à ne pas mourir». Je me suis levée pour leur répondre que moi, citoyenne de la même ville, les ai entendus, et que je reviendrai avec ma compagnie leur proposer un projet de création, élaboré à partir de leurs pratiques culturelles traditionnelles. Je leur ai dit, il n’y aura pas de récupération, nous mettrons les participants au cœur du projet, ce sera leur création.
J’ai réuni des financements, et une équipe de professionnels pour accompagner tout le processus: Devano Bhattoe, comédien professionnel, titulaire du DUPMA, compositeur et chanteur, et de plus locuteur de la langue sranan tongo, qui est la langue principalement parlée à Sainte Rose et à Cécilia ; et Michaël Creusy, excellent créateur lumière, qui est aussi régisseur lors des répétitions.
L’initiative de cette création est donc venue après avoir écouté mes voisins Arawaks. Mais le cœur de la création, son propos, a été dessiné progressivement après de longs entretiens individuels et de grands temps collectifs, au tout début du processus.
Cette création a toujours été destinée à des habitants, qu’on appelle donc des amateurs. Pour moi le mot amateur est noble: c’est celui qui aime pratiquer, qui fait, avec le cœur. Les jeunes avec qui la création s’est faite (et continue de se faire!) ont pour certains une pratique régulière des danses traditionnelles Arawaks. La première chose importante pour nous, professionnels garants du projet, était de leur expliquer que nous allions effectivement défendre ce bagage traditionnel comme socle, mais pour raconter aussi d’autres choses, pour se raconter autrement. Se décaler de ses pratiques habituelles, et sans les renier, oser l’inconnu, c’est le premier pas vers une démarche de création.
Tous ces jeunes se connaissent depuis toujours, ils sont voisins, frères, cousins, amis,… et je me suis dit que débuter immédiatement par un travail de groupe risquerait de favoriser des mécanismes de protection – tout à fait naturels – peu propices à ce fameux risque de l’inconnu. Alors nous avons élaboré un questionnaire, et proposé à chacun d’entre eux un entretien filmé. Chacun a choisi de répondre à 3 questions, et d’être filmé dans un cadre de son choix. Cette proposition a été très fructueuse : au cours de l’entretien, nous avons fait connaissance. Une question en soulève peu à peu une dizaine d’autres, spontanées, et à la fin de l’entretien, un début de confiance mutuelle s’est instaurée. Surtout, cela m’a permis de comprendre comment chacun a envie de se présenter, et exprime, avec ses mots, et avec son corps, ses silences, ses gestes, sa tonicité, une vision du monde. Grâce à ces entretiens, j’ai pu dégager pour chacun d’entre eux, des pistes de travail individuel, ou par petits groupes de 2 ou 3, à partir de leurs sensibilités, des sujets qui leurs sont chers. Nous avons ensuite exploré ces pistes par la danse, le théâtre, la musique, selon les envies, les compétences de chacun.
En parallèle, nous avons débuté des ateliers en grand groupe. Ces ateliers ont permis d’élaborer collectivement l’architecture de la pièce, à partir de thématiques récurrentes dans leurs entretiens : la question des suicides chez les jeunes ; la difficulté croissante d’accéder à de la forêt, à de la terre ; le rapport à la nature quand on est un jeune Arawak de Matoury en 2022; les abus, l’inceste, les grands tabous dans les familles et les villages ; le poids de la vie en communauté sur les libertés individuelles ; l’inégale répartition des tâches dans les familles en fonction du genre, dès l’enfance ; la question du mariage intra ou extra communautaire pour conserver ou non les racines culturelles, voire même génétiques ; les mariages arrangés ; le fait de voir un héritage culturel menacé par les cultures dominantes ; et la question des langues : les langues pratiquées, perdues, hérités, imposées, souhaitées, les métissages des langues, et comment on fait pour s’y retrouver… Ces grands axes ont dirigé l’écriture chorégraphique et théâtrale des différents tableaux de la pièce.
Les premiers temps ont été assez déstabilisants, à la fois pour les jeunes et pour moi, c’était une nouveauté pour tous. Je crois que chacun est sorti de ses habitudes, c’est pourquoi il y avait de l’appréhension des deux côtés. « Qui est cette personne et que veut-elle de nous, pour faire quoi ? » est une question tellement légitime… J’ai toujours été animée par une sorte de conviction profonde, qui m’a permis de continuer malgré les doutes quand parfois, les personnes ne viennent pas au RDV, ou en répétition… Je me suis dit que la confiance, c’est précieux, cela prend du temps, cela naît de partages, et aussi de résultats. Je me suis dit, pour des questions de respect, presque d’Histoire ! On ne peut pas faire les choses à moitié. C’est pourquoi l’exigence esthétique, qualitative, était importante dès le début du processus, de même que la visibilité du projet final, à laquelle j’ai travaillé dès le début.
Et puis la confiance s’est peu à peu installée ! Je l’ai vu dans les corps : ils sont devenus soudain beaucoup plus libres, ils ont osé ! Je l’ai vu dans les propositions spontanées, surprenantes, de danses, de textes, de musiques, qui exprimaient une soif de dire, de raconter, avec gravité, avec humour, avec simplicité ! Pas besoin de connaître les codes ou la manière: ces jeunes vont au chemin le plus direct, celui du cœur, ils n’essaient pas de se conformer, ils font, ils y vont, ils disent, ils bougent. Bien sûr il a fallu travailler, affiner, recommencer, reprendre, essayer, rater, modifier, refaire, au prix parfois de beaucoup d’efforts. Mais ils sont là, pleinement, je le vois dans leurs présences, leur implication, leur régularité : ils ont envie, ils ont besoin de cet espace d’expression, de liberté. C’est eux qui le disent….
La période d’accueil au Centre Dramatique Kokolampoe a été déterminante. Le travail était rigoureux, mais ils ont aimé cette période, ne demandent qu’à recommencer ! Le résultat a été fort, convainquant, pour eux, pour les spectateurs, pour nous tous. Cette expérience d’art vivant, et tout simplement de partage sincère, a un but très clair : faire œuvre ensemble, dire, montrer, déplacer les a priori. C’est une expérience professionnelle et humaine qui me marque profondément.
Travailler avec Devano Bhattoe était une évidence pour moi, je lui ai parlé du projet plus d’un an avant de le débuter. Devano est une référence pour la jeunesse qui est locutrice de la langue sranan tongo. Leur enfance a été bercée par ses chansons, tout le monde connaît le groupe Senuka ! Defane comme on l’appelle tous, c’est pour eux un modèle de réussite. Il est excellent comédien, musicien ; ses qualités humaines sont immenses et il a une facilité incroyable à fédérer la jeunesse. Il apporte des outils fabuleux avec le travail théâtral, notamment le registre très précis et exigent du clown, et la composition et l’interprétation musicale. Il est aussi ce liant, cet élément dans un groupe qui fait que « ça prend ». Sa présence est précieuse dans ce projet. Je connais Devano depuis cinq ans, lui proposer ce projet m’a permis de le découvrir encore autrement.
Par ailleurs Michaël Creusy est la référence de la création lumière sur le territoire. Et comme je l’ai dit, je souhaitais pour ce projet une exigence esthétique, pour pousser chacun plus loin dans son engagement et ses propositions ; et également pour valoriser le plus possible ceux que l’on voit le moins. Au-delà de ces compétences, Michaël apporte également des idées, de l’ingéniosité techniques au plateau, toujours au service du sens. Efficace, pragmatique, est à l’écoute, et sa grande culture lui inspire des propositions toujours très justes d’un point de vue dramaturgique. Lui aussi est un élément essentiel de l’équipe.
La pièce a pu être présentée sous forme d’extraits le 3 décembre 2022 lors du festival Danses Métisses, organisé par le Centre de Développement Chorégraphique Touka Danses, à l’EPCC les 3 fleuves, Cayenne. C’était l’occasion se rencontrer des professionnels venus de l’hexagone, des compagnies caribéennes ; c’était aussi une rencontre avec un public très nombreux, et très ému par la proposition…
Nous sommes en discussion avec la directrice de l’EPCC pour une programmation de la totalité de la pièce, au cours de l’année 2023.
Dayono Wandabothe est programmmée au festival PASS, qui se tiendra fin juin 2023 au théâtre de Macouria.
Et puis nous travaillons à des perspectives de diffusion au Suriname. Les jeunes sont tous locuteurs du Sranan Tongo, et du Néerlandais pour certains, ce qui nous permet de traduire les passages de textes. Quant à la danse, il paraît que c’est un langage universel…
Nous avons été approchés par un festival qui se tient à Vierzon, qui souhaite diffuser la pièce ; et également par une troupe de la ville de Val d’Or au Québec, pour jouer à l’Université du Québec en Abitibi Téminscamingue. Ce serait fabuleux, de faire voyager ces jeunes et ce spectacle, de leur permettre d’aller à la rencontre d’autres publics, d’autres communautés aussi, selon leurs souhaits. C’est évidemment beaucoup d’organisation et un budget monstre puisqu’ils sont désormais 14 au plateau ! Mais évaluons la faisabilité de ces perspectives et étudions des pistes de financements. Ça vaut le coup, je pense…
C’est une citation d’un chorégraphe dont le travail a beaucoup marqué ma jeunesse. J’aime cette citation parce qu’elle raconte pour moi ce qui est à l’origine du mouvement ou des mots : avant la danse, tout au bord. C’est ce qui nous échappe parfois, et pourtant qui crée déjà tout un monde de sensible, de sens. On reproche à la danse contemporaine d’être incompréhensible. Et c’est souvent vrai. Je crois que justement, mon travail chorégraphique essaie de donner à éprouver, pour celui qui fait, et pour celui qui regarde, une multitude de sens, à partir d’une origine bien précise, intérieure, intime, secrète. Mon travail, c’est de donner de l’ampleur à cette source secrète, qu’on n’entend, qu’on ne voit pas vraiment dans l’épaisseur du quotidien, et de l’amplifier jusqu’à ce qu’elle devienne fleuve, pour raconter des histoires individuelles et collectives d’ici et de maintenant.
« Comme un arbre, la pensée se ramifie en plusieurs branches. La parole ou l’écriture ne sont que des prolongements, (…) le feuillage qui habite cette pensée. L’arbre ainsi formé est parfois difficile à percevoir dans son entièreté, puisque les branches (…) se camouflent entre elles. Pourtant, nous pouvons parfois lire ces idées parallèles, ces autres bois. Dans les silences. Dans le ton de la parole. Dans le rythme des mots. Dans les mouvements des corps qui accompagnent les gestes. »
Sidi Larbi Cherkaoui, Pelerinage sur soi.
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